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Corso di italiano per francesi, Cours d'italien pour français, Parigi, Paris, 7e arrondissement, 75007, Tous niveaux: débutant, intermédiaire, avancé, Tutti i livelli: principiante, intermedio, avanzato

mercoledì 14 gennaio 2015

Charlie Hebdo et l’héritage de Descartes

Mes chers enfants, 

Vous avez vécu, dimanche dernier, la première journée de manifestation de votre vie. J'ai tenu au fait que vous y soyez, une fois dissipées quelques craintes sécuritaires parentales, parce que vous êtes dans cet âge de funambule équilibriste où l'on commence à se demander pourquoi le monde est si cruel et comment faudrait-il qu'il soit. Je pense d’ailleurs que nous avons bien fait de vous y emmener: vous avez pu goûter au « nous » collectif, vous associer aux slogans de tout le monde. Et puis aussi à l'hymne national de votre pays appelant à abreuver les sillons de vos baïonnettes d'un sang impur, chanté à quelques pas de gens de mon pays à moi, qui portaient un autre tricolore ainsi qu’un drapeau aux couleurs arc-en-ciel et le mot « Pace » écrit dessus. Oh, ce n’est pas pour dire que les italiens sont meilleurs ou tous pacifistes, loin de là ! Simplement, ce jour-là les paroles de la Marseillaise et le drapeau « Pace » faisaient un contraste assez saisissant ; rassurez-vous, les gens ne pensaient pas à ce qu’ils chantaient et leurs sentiments étaient confus, certes, mais plus proches du drapeau que de l’hymne.
Et puis j’ai vu un panneau qui, paraphrasant un philosophe dont je parlerai tout à l’heure, disait « je suis, donc je pense ». Que voulait-il dire ? Sans doute « j’ai le droit de penser librement, puisque j’existe ».
Quant à moi, j'ai préféré écrire que je suis juif et musulman ensemble, bien qu'en vérité je ne sois ni l'un ni l'autre, parce qu'il me semble que ce sont eux les victimes les plus atteintes de ces journées, plus qu’un journal ou une liberté.


En marge de tout ce que je veux dire ici, à vous mes enfants, à vos concitoyens, à nos concitadins, je dois vous prévenir d’une chose importante : toutes les manifestations ne sont pas unitaires et consensuelles comme celle de dimanche. On ne remercie pas la Police, d’habitude, bien au contraire. Mais la vie est ainsi faite : il faut savoir se situer parfois d’un côté précis d’une barricade, même quand le champ de bataille présente une topographie compliquée et floue.
Quant à moi, habitué plus à faire des reproches à la Police qu’à la remercier, j’ai bien dû admettre que face à des kalachnikovs une réponse militaire était indispensable et qu’elle a été franchement efficace, professionnelle, impeccable. Mais une fois passée la vague émotionnelle, l’équilibre du jugement doit reprendre son cours normal. Et déjà en cette journée de dimanche, j'ai finalement été beaucoup plus "avec" Charlie et avec les autres, que je n'aie été « Charlie ». Alors, maintenant je pense vous devoir quelques explications, publiquement et en français contrairement à ce que je fais d’habitude dans votre vie quotidienne d’enfants bilingues, binationaux et biculturels, pour que vos compatriotes puissent m’entendre aussi. C’est important de comprendre le point de vue de l’autre, au moins autant que de savoir être solidaire.

J’avais déjà vécu l’adrénaline et le sentiment d’horreur de ces deux jours à peine écoulés, un début d’après-midi d’il y a un peu plus de 13 ans, au tout début de votre vie. A la fin de notre pause midi, les américains commencent tout juste à travailler quand un premier avion de ligne s’encastre malencontreusement dans l’un de leurs gratte-ciel aux dimensions exagérées. Au bout d’une vingtaine de minutes, un deuxième avion balaye tout doute possible sur la nature de cet « accident », puis les deux tours s’écroulent l’une après l’autre, pendant qu'arrive la nouvelle d’autres détournements, finalement on commence à compter les victimes. Dans un bureau à côté du mien, devant un poste de télé allumé, quelqu’un murmure « C’est dramatique, mais ils l’ont cherché, avec leur culture du fric à tout prix », mais dans les jours qui suivent, nous sommes tous solidaires sans réserve des américains et nous partageons leur douleur et leurs craintes ; c’est ainsi que le questionnement sur le « pourquoi » laisse rapidement sa place à une condamnation moins subtile et à la chasse à l’homme.
Déjà en 1995, quelques bombes avaient fait trembler Paris et n’avaient pas soulevé, à mon sens, assez de questions.

Que se passait-il en France à cette époque-là ?

J’y suis arrivé sur ma trentaine au début des années 1990, avec mon histoire personnelle pleine de débats et de travaux pour inventer une façon de faire dialoguer plusieurs cultures et religions en cohabitation pacifique. L’Italie, pays traditionnellement d’émigration, commençait à devenir depuis peu un pays d’immigration.
Ici, j’ai trouvé une France se vantant d’être laïque et de savoir assimiler les étrangers. Une immense quantité d’étrangers prenaient même la nationalité française, parfois oubliant jusqu’à leur langue. Tout à l’envers de ce que j’avais toujours essayé de faire avec mes camarades en Italie, les étrangers choisissant la France comme terre d’accueil devaient abandonner leurs us et coutumes, leur façon de vivre, leur concept d’hygiène personnelle et domestique, leurs structures sociales d’origine, parfois leurs modèles d’éducation et en tout cas certaines façons de s’habiller.
En France il y a des règles, disait-on, qui interdisent de cacher les cheveux, élément incontournable d’identification en cas de contrôle. Et bien, chez nous aussi il y a des règles, pensai-je, on a une loi sur les photos d’identité qui remonte aux années de plomb ; c’est assez normal. Mais j’appris également un certain nombre d’affaires « du foulard » : des adolescentes d’origine maghrébine se trouvant à devoir choisir si se voiler et être chassées de leurs écoles laïques ou se découvrir et se faire répudier par leurs familles trop traditionalistes ; et ça, du coup je le trouvais beaucoup moins normal. J’appris que vivre comme un arabe en terre de France était impossible dans les faits, il fallait choisir une chose ou l'autre. Pourtant, dans mon pays, j’ai toujours vu des religieuses catholiques bien françaises aux cheveux bien cachés venir visiter les couvents de là-bas, saluer le Pape … puis rentrer en France toujours avec la tête bien couverte, jamais inquiétées à la douane. En fin de compte, couvrir et découvrir sa tête, toutes les religions et tous les pays connaissent ces symboles simples d’humilité et de respect.
Elle me semblait bien bizarre et rigide cette prétendue « laïcité » si différente de la mienne, qui étendait ses tentacules jusqu’à l’habillement quotidien mais sans toucher vraiment tout le monde. Nous aussi, nous réclamions une école laïque en Italie, pour que la religion catholique n’occupe qu’une place parmi d’autres, nous aussi nous sommes insurgé parfois contre les crucifix dans les salles de classe. Mais jamais personne en Italie (me semble-t-il, du moins) n’avait jugé nécessaire que les gens paraissent différents de ce qu’ils sont, qu’ils se cachent pour être soi-même.
Cela me rappelait quelque chose de déjà vu, une uniformité déjà critiquée bien plus loin de nos contrées : au-delà d’un ancien mur, peut-être ? Mais non, me disais-je, je me trompe certainement, il y a forcément quelque chose qui m’échappe. La France est bien la patrie des droits de l’homme, non ?

Puis, le temps a passé sans pour autant que je comprenne. Les Présidents de la République se sont succédés, les Ministres de l’Intérieur aussi. Certains ont essayé de calmer le jeu sans trop savoir comment aller à l’encontre d’une idée enracinée ; un autre jeta de l’huile sur le feu du foulard d’une main, pendant que de l’autre créait des Conseils musulmans de je ne sais trop quoi pour les quartiers huppés de la capitale.
Entre-temps, le climat dans les banlieues connaissait des hauts et des bas. Surtout des bas, à vrai dire : les jeunes exprimaient un malaise que je ne saurais déchiffrer, fait probablement d’absences et de manques : d’histoire, d’appartenance politique et de racines culturelles, de reconnaissance… Des sacs d’ordures ménagères volaient par les fenêtres sans atteindre les poubelles, des voitures brûlaient, des doses de drogue et des coups de couteaux s’échangeaient. Plus récemment, ce sont des coups de pistolets, qui se sont échangés, mais toujours contre un ennemi non clairement identifiable, parce que quand on ne sait pas qui l’on est, il est difficile de savoir contre qui on se bat. D’ailleurs, notre voisin, vieux algérien de première génération, que dit-il à ses enfants désormais grands et à leur tour parents quand quelque chose dans leur vie ne va pas très fort ? « N’oublie pas qui tu es, mon fils, n’oublie jamais ! C’est ça qui est important et tu verras, le reste passera… ».
Mais en fait, dans la chaine de l’histoire, quelque chose s’est bien rompu et le fils de mon voisin ne sait plus vraiment qui il est. Si certaines familles ont su marier leur religion et leur terre d’accueil, faire « leur trou », d’autres par contre n’ont pas su et ont commencé à opposer leur dieu au pays qu’elles habitent. Alors, quand de l'autre côté de la Méditerranée certains courants islamistes obtus et belliqueux ont commencé leur croisade religieuse, ils ont trouvé en France un terrain parfait pour exporter leur guerre. Les visages de certaines femmes ont totalement disparu derrière des masques de fantôme, ainsi que leurs corps tout entiers jusqu’à la pointe des doigts. L’identité musulmane des hommes, qui avait dû rester discrète auparavant, montrait maintenant au grand jour qu’elle cachait ses femmes : pour les valoriser, disaient-ils. Mais en réalité pour en établir la propriété exclusive, ce qui contredisait lamentablement la capacité de l'Etat français d'affirmer ses principes égalitaires universalistes. Ce n’était plus du tout un geste humble ou de respect, mais le refus clair de concéder au regard impur des infidèles la vision de la femme, capital à la valeur quantitative dans un contexte urbanisé où posséder des chameaux est un peu compliqué.
La République des droits de l’homme ne put se soustraire à une réponse et s'engagea à son tour dans sa propre croisade laïciste. Mais le côté pédagogique de cette réponse resta bien léger, tandis que se déchainait l’arsenal juridique, parce qu’en France il y a des règles : cacher ainsi son corps ne pouvait pas se faire dans la rue, pas dans le bus ou le métro, seulement dans sa propre maison ou à la mosquée. En fait, loin de la vue des autres, comme si se couvrir trop équivalait à trop se dénuder… Et là, encore et toujours, c’étaient les femmes à être punies de ne pas se soustraire à l’imposition de leurs hommes.
Plus tard, avec ces années passées dans un quartier à majorité arabe, j’ai également rencontré de plus en plus de femmes qui se voilaient par choix personnel : je me souviens de deux femmes divorcées et d’une veuve, mères de vos camarades d’école, qui couvraient leurs cheveux et parfois le menton jusqu’à la lèvre inférieure, sans plus d’homme à la maison pour imposer ses choix. Je pense que c’était leur réponse au vide d’identité et de légitimité.
La République, par contre, savait bien qui elle était, mais contre qui se battait-elle ? Malgré les gesticulations des différents hommes d’état criant aux quatre vents que kippas et croix étaient tout aussi interdits, je trouvais difficile de lui reconnaitre un ennemi différent et moins spécifique que l'Islam.

Par ailleurs, quand je discutais avec quelqu’un ici des différences culturelles entre la France et l’Italie, j’entendais souvent me dire « Mais vous vous gouvernez tous seuls, en fait vous n’avez pas vraiment besoin d’un état » ; tantôt on me disait cela sur le ton d’un compliment, tantôt d’une critique. Toujours est-il que je me suis persuadé que si tout ceci ne s’est pas produit de la même façon en Italie ce n’est pas seulement parce que notre histoire de l’immigration est plus récente, mais aussi en partie parce que nous n’avons pas le même besoin obsessionnel d’établir des règles pour tous les menus aspects de la vie. Si là-bas on voit quelques foulards, beaucoup plus rares sont les voiles intégraux et en matière d’Islam on entend parler beaucoup plus de traditionalisme obtus que d’intégrisme agressif.
En d’autres termes, tant qu’on ne sème pas le vent…

Et pour terminer, ma petite revanche personnelle, parce que malheureusement, à l'étranger que je suis, le doute semble bien écarté de l'ADN des français en général, et de leur Etat plus particulièrement, comme si Monsieur Descartes, ce philosophe dont je voulais vous parler, avait vacciné ses successeurs. Ce monsieur, qui pointera bientôt son nez dans vos programmes d’école, prônait le doute comme méthode: une méthode "systématique", qui se veut fondement de certitude, mais aux conséquences...  bien douteuses. Je pense, donc je suis, et si je suis un être pensant c'est que Dieu existe... (je raccourcis juste un peu son raisonnement). Or, la certitude du doute a jeté les fondements de la pensée suivante, y compris scientifique, et ouvert le Siècle des Lumières. C’est ce siècle-là qui joue de tout son poids en France, encore aujourd’hui, mais de quelle façon ? J’ai l’impression que le doute ayant fait son travail de nettoyage, la place est restée propre et nette pour la certitude. Surtout la certitude du droit : le droit de passer sur la voie publique, le droit d’être là, le droit à avoir une habitation, un travail, des allocations… jusqu’au droit de s’insurger et de dire tout ce qu’on veut, y compris en dénigrant quiconque, à la seule exception des représentants de l’Etat.
Entendons-nous bien : je suis très attaché à la plupart de ces droits, que je défends.
Mais c'est ainsi, me semble-t-il, que certains dessinateurs, par ailleurs très aigus, intelligents et profondément gentils, ont dû se dire comme le panneau de tout à l’heure « je suis, donc je pense », c’est-à-dire j’ai droit à mon opinion et j’ai droit de l’exprimer, et si j’ai ce droit j’ai aussi celui de me moquer. Ils ont dû penser que les formes pour dire les choses ne changent rien aux contenus et ils ont fini, entre autres choses, par reproduire certains desseins faits dans un autre pays, se moquant d'une certaine religion moins incline à la moquerie que nous tous. Il se trouve que malheureusement cela leur a coûté beaucoup trop cher.
Encore aujourd’hui, Mahomet qui pleure à la une tenant une pancarte « Je suis Charlie » n’est pas compris, et pourtant c’est un message de paix. Une institution sunnite égyptienne très prestigieuse s’insurge contre ce nouveau dessein. Est-ce aux musulmans de comprendre que l’on peut dessiner n’importe quoi en France, ou aux journalistes français de se plier à l’interdiction de représenter Allah ou son Prophète ?

Ne pourrait-on pas plutôt se parler ?

Ces derniers jours, j'ai été très favorablement impressionné d'entendre des experts de l'Islam et de l'hébraïsme, des sociologues et même des hommes politiques français, dire qu'il y aurait forcément un avant et un après le 7 janvier 2015, que la France ne pouvait pas se dispenser de se poser certaines questions. J'ai entendu parler pour la première fois d'un changement de cap et d'une laïcité "respectueuse".
Ce constat me laisse optimiste: Monsieur Descartes sera-t-il dépoussiéré plus pour sa méthode du doute systématique et moins pour ses certitudes hâtives ?
Ne laissons pas que les ténors de la réponse sécuritaire et militaire jouent les solistes. Il y a beaucoup d’autres réponses à donner avant d’avoir à remercier la Police.

Ce sont des occasions à ne pas rater, dans l'histoire, mes enfants.